Idries
de Vris
Sheikh
Youssouf,
Votre
présence à la place Tahrir le 18 février 2011 au plus fort de ce
qui a été appelé le “printemps arabe” et l’accueil
chaleureux qui vous a été réservé ce jour-là par des centaines
de milliers d’individus qui s’étaient rassemblés, confirme là
votre statut de l’un des savants contemporains de l’islam les
plus influents.
Pour
l’observateur vif, il a été clair que ce “printemps arabe” a
toujours été plus qu’un simple renversement de dirigeants
tyranniques. En tant que savant islamique, pendant des décennies,
vous avez appelé au changement de système en Égypte, pas
simplement pour déposer un tyran ou pour changer de régime. Donc,
le fait que le mouvement de protestation vous ait accueilli pour les
guider dans la prière du vendredi montre qu’eux aussi se battent
pour un changement du système.
Par
conséquent, depuis ce jour, vos avis sur la situation politique ont
reçu plus d’attention que probablement jamais auparavant. L’esprit
du musulman n’est pas clair sur ce qui doit remplacer les systèmes
oppressifs et abusifs de Ben Ali, Moubarak, Abdoullah Saleh, Kadhafi
et de ceux qui vont les suivre bientôt comme celui de Bachar
el-Assad.
Ainsi, le monde musulman vous demande vos opinions sur ce sujet et il
panche dessus. Mais, l’Occident vous écoute aussi avidement. Il
est inquiet de ce que les musulmans finiront par choisir et il
reconnaît l’influence de votre voix sur les masses
musulmanes.
Sheikh
Youssouf, je suis parmi ceux qui ont écouté avec attention ce que
vous avez dit sur ce sujet. Et je remercie Allah soubhanahou
wa ta’ala
que
vous essayez de saisir cette unique opportunité de véritable
changement dans le monde musulman, et que vous travaillez dur pour
expliquer vos pensées sur la question de gouvernance. Ainsi, dans un
récent entretien sur la question de la différence entre la Shoura
et la démocratie[1], vous êtes aller au-delà de votre rhétorique
habituelle pour expliquer pourquoi, d’après vous, l’islam et la
démocratie ne sont pas en conflit. Vous y expliquez ce que vous
désirez en utilisant la démocratie, ou autrement dit, ce que vous
voulez accomplir à travers elle :
La
démocratie elle-même peut rendre ce qu'elle veut comme légal, ou
interdire toute chose qu’elle n’aime pas. En comparaison, la
Shari'a en tant que système politique a des limites. Si nous devons
adopter la démocratie, nous devons alors adopter ses meilleurs
traits.
[…]
En
tant que société musulmane, nous devrions l’adopter dans le
contexte islamique d’une société qui cherche à vivre avec les
lois de la Shari'a. Notre société doit respecter ce qui a été
rendu licite par Dieu et ce qui a été rendu illicite par
Lui.
[…]
Ce
que je supporte est une forme véritable de démocratie, pour une
société guidée par les lois de la Shari'a, qui sont compatibles
avec les valeurs de la liberté, les droits de l’homme, la justice
et l’équité.
[…]
Notre
démocratie est différente. Elle est bien liée aux lois de la
Shari'a. Oui, nous adoptons certains des principes démocratiques,
mais il nous incombe aussi de respecter nos principes. Nous avons des
piliers de notre Shari'a que nous devons respecter. Nous voulons que
les gens soient consultés et participent activement à la politique
ainsi qu’au processus décisionnel.
Pour
conclure, l’islam n’est pas anti-démocratique. Ce que nous
voulons est une société libre qui vit par les règles et les lois
de la Shari'a, qui est très compatible avec les valeurs de la
démocratie, la liberté, les droits de l’homme, la justice, le
développement et la prospérité.
Votre
position est clairement un appel à la démocratie. En même temps,
en conformité avec l’enseignement fondamental de l’islam que la
Loi doit provenir d’Allah
(subhanahou wa ta’ala) “Le jugement n’appartient qu’à
Dieu”[2]
(إِنِ
الْحُكْمُ إِلاَّ لِلَّهِ)
et
“et Il n’associe personne à ses arrêts”[3]
(وَلا
يُشْرِكُ فِي حُكْمِهِ أَحَدًا),
vous appelez également à l’instauration de la Shari'a dans le
monde musulman. La démocratie que vous envisagez est donc d’un
type spécial qui n’existe pas actuellement dans le monde. C’est
une démocratie limitée
par
la
charia, qui signifie que cette démocratie ne légifère pas.
Votre
position soulève chez moi de nombreuses interrogations :
Il
est bien connu que le système politique qui est connu sous le nom de
démocratie est un des fruits du siècle des Lumières. Lorsque les
populations européennes avaient décidé de remplacer la théocratie
par la laïcité, un besoin a eu lieu d’avoir un système qui gère
et organise l’acte législatif. Sous la théocratie, avec l’aval
de l’Église, le Roi était le seul législateur. La laïcité a
retiré à l’Église l’autorité de nommer et approuver un
législateur, et donc le pouvoir du Roi. Donc, la question devint
“Qui doit maintenant légiférer et comment?” Et la démocratie
fut la réponse. Le
peuple, dès lors, légifère parmi lui-même soit de manière
directe à travers les référendums ou soit de manière indirecte à
travers des représentants qui sont élus. Votre proposition d’une
démocratie limitée par la Shari'a retire donc à la démocratie sa
tâche principale, sa raison d’être pour ainsi dire. Et cela
m’intrigue. Pourquoi vous continuez à utiliser le mot
démocratie
lorsque
vous présentez vos idées. Car ce que vous appelez, une démocratie
limitée par la Shari'a,
n’a rien avoir avec le système politique connu sous le nom de
démocratie.
En
fait, tout ce qui reste à une démocratie sans autorité législative
est la méthode pour nommer un dirigeant. Donc, ceci est le véritable
sens de votre appel à une démocratie limitée par la Shari'a.
Mais, étant donné l’événement politique récent en Occident,
voulons-nous vraiment faire de la démocratie notre processus pour
nommer le(les) dirigeant(s)? L’événement politique en Occident
auquel je réfère est bien évidemment la poussée du mouvement
Occupy Wall Street ou du mouvement 99%. L’argument principal de ce
mouvement, qui est devenu un phénomène global, avec une base de
soutien massive, est que les dirigeants qui sont élus
démocratiquement ont favorisé une petite élite dans leur processus
législatif. En d’autres termes, dans les pays qui ont été les
premiers à utiliser le système politique démocratique, et qui ont
maintenant une expérience de centaines d’années dans son
application, il y a aujourd’hui un mouvement de masse qui attaque
ce même système politique! Ils affirment que la démocratie n’a
pas réussi à mettre au pouvoir des gens qui prennent en
considération le bien-être de la totalité, ou au moins de la
majorité, de la population! Donc, ça semble étrange en ces temps
que vous appelez les musulmans à adopter la démocratie pour élire
le (les) dirigeant(s).
Troisièmement,
je ne comprends pas le fait que vous reconnaissez que l’islam a sa
propre législation mais que vous omettez de dire que l’islam a
aussi son propre processus de nomination d’un gouverneur. Lorsque
le Prophète (صلى
الله عليه وسلم)
mourut, les leaders de la Oumma ne s’étaient-ils pas réunis pour
élire un dirigeant? Lorsque le Khalife Abou Bakr (Radhiya
Allah anhou)
était proche de la mort, n’avait-il pas conseillé les musulmans
d’élire Omar (Radhiya
Allah anhou)
comme
son successeur, que les musulmans acceptèrent? Et lorsque le Khalife
Omar (Radhiya
Allah anhou) était
sur le point de mourir, n’avait-il pas nommé un comité pour élire
le nouveau Khalife après lui (dont le chef éventuel de ce comité,
Abd Errahman bin 'Awf RadiAllah
anhou alla
consulter les leaders des tribus musulmanes). Au final, la décision
finale fut d’élire Othman ibn Affan (RadhiAllah
anhou)
comme
nouveau Khalifah. Et après lui, les musulmans de Médine, la
capitale de l’État islamique de l’époque, ne s’étaitent-ils
pas réunis pour élire un nouveau Khalife en choisissant Ali ibn Abi
Talib (RadiAllah
anhou)?
Donc, si vous recherchez un processus pour élire le(les)
dirigeant(s) accompagnant la législation islamique, la Shari'a,
alors pourquoi ne pas aussi extraire de l’islam le processus
d’élection du(des) dirigeant(s)? Si vous êtes convaincus de la
justesse et de la pertinence de la législation islamique au point
que vous ne souhaitez pas que la démocratie légifère, signifiant
que vous ne voulez pas que l’esprit humain décide des questions
législative, alors pourquoi préférez-vous un processus étranger
de nomination du dirigeant, au processus islamique? N’y a-t-il pas
une contradiction?
Ma
dernière question, Sheikh, est pourquoi, à ce stade, nous sommes en
train même de discuter de la question d’élire le dirigeant? La
question peut vous sembler étrange, donc permettez moi de
m’expliquer. Depuis que la Loi islamique(Shari'a)
a été abolie, tout le monde musulman n’a fait que dégénérer
dans tous les domaines, que ce soit dans la sphère politique où le
monde musulman a été forcé de sombrer dans la tyrannie, que ce
soit dans la sphère économique où le monde musulman a été forcé
de sombrer dans la pauvreté ou que ce soit dans la sphère sociale
où le monde musulman a été forcé de sombrer dans la débauche.
Vous et moi connaissons la raison fondamentale à tout cela, tout
comme les masses musulmanes la connaissent aujourd’hui. La raison
est le contrôle exercé par les nations occidentales impérialistes
telles que la Grande Bretagne, la France et surtout les États-Unis.
Ils
voulaient l’exploitation des musulmans, qui dans un premier temps
nécessita un contrôle des musulmans, en ôtant l’islam de la vie
des musulmans. Donc, au lieu de l’islam, ils nous ont donné tout
le système que l’esprit humain a pu concevoir. Le capitalisme, le
libre marché, la démocratie, le système social et le socialisme en
passant par le communisme, tous accompagnés de nationalisme à
petite ou grande dose. Ceci nous a conduit à notre état actuel, et
nous ne pouvons rien faire hormis remercier Allah soubhanahou
wa ta’ala pour
la réaction de la Oumma islamique face à cette situation, pour leur
rébellion contre cette situation, et pour le sacrifice de leur sang
et de leurs biens afin de changer cette situation. Vous et moi sommes
aussi d’accord, comme les masses musulmanes aujourd’hui, que
seule la Loi de Dieu(Shari'a) peut véritablement changer cette
situation. (Et ceux qui même aujourd’hui ne reconnaissent pas
cela, malgré les décennies d’échec des systèmes conçus par les
humains, ne réaliseront probablement jamais cela). De ce fait, je
doute sincèrement que les masses musulmans s'opposeraient à
n’importe quel dirigeant du moment qu’il applique la Shari'a!
Ceci est parce que le bienfait de la gouvernance par l’islam
l’emporte sur tout défaut que l’on pourrait prêter au
dirigeant.
Pour
toutes ces raisons, Sheikh Youssouf, je suggère que nous laissons
pour le moment ce débat sur la démocratie, sous queleque forme que
ce soit, en dehors du monde musulman. Car la question la plus urgente
du moment, avec l'accord de tous les musulmans, est que la Shari'a
soit appliquée aussi tôt que possible. C’est ce qui nous donnera
nos droits légitimes, nos libertés et nos devoirs à travers
lesquels nous pouvons rapidement résoudre les problèmes les plus
importants auxquels les musulmans font face actuellement dans leurs
vies tels que la rude pauvreté, qui fut une source principale de
motivation pour les soulèvements. C’est la question d’importance
primordiale pour nous aujourd’hui et non qui doit nous diriger.
Ceci nous ferait élogner de notre plus grand but. Une fois que nous
aurons rétabli la gouvernance islamique, puis, que les bouches
seront nourries, que les opprimés seront libérés et que
l’adoration dans le monde musulman soit exclusivement voué à
Dieu, alors nous aurons le temps de discuter du processus d’élection
du second Khalifah au sein de second État islamique (le premier État
islamique étant celui établi par le Prophète صلى
الله عليه وسلم).
Idries
de Vries est un économiste qui écrit sur l’économie et la
géopolitique pour divers publications. En tant que professionnel du
management, il a vécu et travaillé en Europe, en Amérique et en
Asie.
[1]
www.onislam.net/english/ask-the-scholar/shariah-based-systems/imamate-and-political-systems/174305-shura-and-democracy.html?Political_Systems
[ii]
Sourate Yousouf 12, verset 40
[iii]
Sourate Al Kahf 18, verset 26
[iv]
www.newcivilisation.com/home/international-affairs/anti-capitalism-rattles-the-world-making-sense-of-the-occupy-movement
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