mercredi 28 mars 2012

Lettre Ouverte à Sheikh Youssouf al-Qardawi

Idries de Vris

Sheikh Youssouf,
Votre présence à la place Tahrir le 18 février 2011 au plus fort de ce qui a été appelé le “printemps arabe” et l’accueil chaleureux qui vous a été réservé ce jour-là par des centaines de milliers d’individus qui s’étaient rassemblés, confirme là votre statut de l’un des savants contemporains de l’islam les plus influents.

Pour l’observateur vif, il a été clair que ce “printemps arabe” a toujours été plus qu’un simple renversement de dirigeants tyranniques. En tant que savant islamique, pendant des décennies, vous avez appelé au changement de système en Égypte, pas simplement pour déposer un tyran ou pour changer de régime. Donc, le fait que le mouvement de protestation vous ait accueilli pour les guider dans la prière du vendredi montre qu’eux aussi se battent pour un changement du système.


Par conséquent, depuis ce jour, vos avis sur la situation politique ont reçu plus d’attention que probablement jamais auparavant. L’esprit du musulman n’est pas clair sur ce qui doit remplacer les systèmes oppressifs et abusifs de Ben Ali, Moubarak, Abdoullah Saleh, Kadhafi et de ceux qui vont les suivre bientôt comme celui de Bachar el-Assad. Ainsi, le monde musulman vous demande vos opinions sur ce sujet et il panche dessus. Mais, l’Occident vous écoute aussi avidement. Il est inquiet de ce que les musulmans finiront par choisir et il reconnaît l’influence de votre voix sur les masses musulmanes.

Sheikh Youssouf, je suis parmi ceux qui ont écouté avec attention ce que vous avez dit sur ce sujet. Et je remercie Allah soubhanahou wa ta’ala que vous essayez de saisir cette unique opportunité de véritable changement dans le monde musulman, et que vous travaillez dur pour expliquer vos pensées sur la question de gouvernance. Ainsi, dans un récent entretien sur la question de la différence entre la Shoura et la démocratie[1], vous êtes aller au-delà de votre rhétorique habituelle pour expliquer pourquoi, d’après vous, l’islam et la démocratie ne sont pas en conflit. Vous y expliquez ce que vous désirez en utilisant la démocratie, ou autrement dit, ce que vous voulez accomplir à travers elle :

La démocratie elle-même peut rendre ce qu'elle veut comme légal, ou interdire toute chose qu’elle n’aime pas. En comparaison, la Shari'a en tant que système politique a des limites. Si nous devons adopter la démocratie, nous devons alors adopter ses meilleurs traits.
[…]
En tant que société musulmane, nous devrions l’adopter dans le contexte islamique d’une société qui cherche à vivre avec les lois de la Shari'a. Notre société doit respecter ce qui a été rendu licite par Dieu et ce qui a été rendu illicite par Lui.
[…]
Ce que je supporte est une forme véritable de démocratie, pour une société guidée par les lois de la Shari'a, qui sont compatibles avec les valeurs de la liberté, les droits de l’homme, la justice et l’équité.
[…]
Notre démocratie est différente. Elle est bien liée aux lois de la Shari'a. Oui, nous adoptons certains des principes démocratiques, mais il nous incombe aussi de respecter nos principes. Nous avons des piliers de notre Shari'a que nous devons respecter. Nous voulons que les gens soient consultés et participent activement à la politique ainsi qu’au processus décisionnel.
Pour conclure, l’islam n’est pas anti-démocratique. Ce que nous voulons est une société libre qui vit par les règles et les lois de la Shari'a, qui est très compatible avec les valeurs de la démocratie, la liberté, les droits de l’homme, la justice, le développement et la prospérité.



Votre position est clairement un appel à la démocratie. En même temps, en conformité avec l’enseignement fondamental de l’islam que la Loi doit provenir d’Allah (subhanahou wa ta’ala) “Le jugement n’appartient qu’à Dieu[2] (إِنِ الْحُكْمُ إِلاَّ لِلَّهِ) et “et Il n’associe personne à ses arrêts”[3] (وَلا يُشْرِكُ فِي حُكْمِهِ أَحَدًا), vous appelez également à l’instauration de la Shari'a dans le monde musulman. La démocratie que vous envisagez est donc d’un type spécial qui n’existe pas actuellement dans le monde. C’est une démocratie limitée par la charia, qui signifie que cette démocratie ne légifère pas.

Votre position soulève chez moi de nombreuses interrogations :

Il est bien connu que le système politique qui est connu sous le nom de démocratie est un des fruits du siècle des Lumières. Lorsque les populations européennes avaient décidé de remplacer la théocratie par la laïcité, un besoin a eu lieu d’avoir un système qui gère et organise l’acte législatif. Sous la théocratie, avec l’aval de l’Église, le Roi était le seul législateur. La laïcité a retiré à l’Église l’autorité de nommer et approuver un législateur, et donc le pouvoir du Roi. Donc, la question devint “Qui doit maintenant légiférer et comment?” Et la démocratie fut la réponse. Le peuple, dès lors, légifère parmi lui-même soit de manière directe à travers les référendums ou soit de manière indirecte à travers des représentants qui sont élus. Votre proposition d’une démocratie limitée par la Shari'a retire donc à la démocratie sa tâche principale, sa raison d’être pour ainsi dire. Et cela m’intrigue. Pourquoi vous continuez à utiliser le mot démocratie lorsque vous présentez vos idées. Car ce que vous appelez, une démocratie limitée par la Shari'a, n’a rien avoir avec le système politique connu sous le nom de démocratie.

En fait, tout ce qui reste à une démocratie sans autorité législative est la méthode pour nommer un dirigeant. Donc, ceci est le véritable sens de votre appel à une démocratie limitée par la Shari'a. Mais, étant donné l’événement politique récent en Occident, voulons-nous vraiment faire de la démocratie notre processus pour nommer le(les) dirigeant(s)? L’événement politique en Occident auquel je réfère est bien évidemment la poussée du mouvement Occupy Wall Street ou du mouvement 99%. L’argument principal de ce mouvement, qui est devenu un phénomène global, avec une base de soutien massive, est que les dirigeants qui sont élus démocratiquement ont favorisé une petite élite dans leur processus législatif. En d’autres termes, dans les pays qui ont été les premiers à utiliser le système politique démocratique, et qui ont maintenant une expérience de centaines d’années dans son application, il y a aujourd’hui un mouvement de masse qui attaque ce même système politique! Ils affirment que la démocratie n’a pas réussi à mettre au pouvoir des gens qui prennent en considération le bien-être de la totalité, ou au moins de la majorité, de la population! Donc, ça semble étrange en ces temps que vous appelez les musulmans à adopter la démocratie pour élire le (les) dirigeant(s).

Troisièmement, je ne comprends pas le fait que vous reconnaissez que l’islam a sa propre législation mais que vous omettez de dire que l’islam a aussi son propre processus de nomination d’un gouverneur. Lorsque le Prophète (صلى الله عليه وسلم) mourut, les leaders de la Oumma ne s’étaient-ils pas réunis pour élire un dirigeant? Lorsque le Khalife Abou Bakr (Radhiya Allah anhou) était proche de la mort, n’avait-il pas conseillé les musulmans d’élire Omar (Radhiya Allah anhou) comme son successeur, que les musulmans acceptèrent? Et lorsque le Khalife Omar (Radhiya Allah anhou) était sur le point de mourir, n’avait-il pas nommé un comité pour élire le nouveau Khalife après lui (dont le chef éventuel de ce comité, Abd Errahman bin 'Awf RadiAllah anhou alla consulter les leaders des tribus musulmanes). Au final, la décision finale fut d’élire Othman ibn Affan (RadhiAllah anhou) comme nouveau Khalifah. Et après lui, les musulmans de Médine, la capitale de l’État islamique de l’époque, ne s’étaitent-ils pas réunis pour élire un nouveau Khalife en choisissant Ali ibn Abi Talib (RadiAllah anhou)? Donc, si vous recherchez un processus pour élire le(les) dirigeant(s) accompagnant la législation islamique, la Shari'a, alors pourquoi ne pas aussi extraire de l’islam le processus d’élection du(des) dirigeant(s)? Si vous êtes convaincus de la justesse et de la pertinence de la législation islamique au point que vous ne souhaitez pas que la démocratie légifère, signifiant que vous ne voulez pas que l’esprit humain décide des questions législative, alors pourquoi préférez-vous un processus étranger de nomination du dirigeant, au processus islamique? N’y a-t-il pas une contradiction?
Ma dernière question, Sheikh, est pourquoi, à ce stade, nous sommes en train même de discuter de la question d’élire le dirigeant? La question peut vous sembler étrange, donc permettez moi de m’expliquer. Depuis que la Loi islamique(Shari'a) a été abolie, tout le monde musulman n’a fait que dégénérer dans tous les domaines, que ce soit dans la sphère politique où le monde musulman a été forcé de sombrer dans la tyrannie, que ce soit dans la sphère économique où le monde musulman a été forcé de sombrer dans la pauvreté ou que ce soit dans la sphère sociale où le monde musulman a été forcé de sombrer dans la débauche. Vous et moi connaissons la raison fondamentale à tout cela, tout comme les masses musulmanes la connaissent aujourd’hui. La raison est le contrôle exercé par les nations occidentales impérialistes telles que la Grande Bretagne, la France et surtout les États-Unis.
Ils voulaient l’exploitation des musulmans, qui dans un premier temps nécessita un contrôle des musulmans, en ôtant l’islam de la vie des musulmans. Donc, au lieu de l’islam, ils nous ont donné tout le système que l’esprit humain a pu concevoir. Le capitalisme, le libre marché, la démocratie, le système social et le socialisme en passant par le communisme, tous accompagnés de nationalisme à petite ou grande dose. Ceci nous a conduit à notre état actuel, et nous ne pouvons rien faire hormis remercier Allah soubhanahou wa ta’ala pour la réaction de la Oumma islamique face à cette situation, pour leur rébellion contre cette situation, et pour le sacrifice de leur sang et de leurs biens afin de changer cette situation. Vous et moi sommes aussi d’accord, comme les masses musulmanes aujourd’hui, que seule la Loi de Dieu(Shari'a) peut véritablement changer cette situation. (Et ceux qui même aujourd’hui ne reconnaissent pas cela, malgré les décennies d’échec des systèmes conçus par les humains, ne réaliseront probablement jamais cela). De ce fait, je doute sincèrement que les masses musulmans s'opposeraient à n’importe quel dirigeant du moment qu’il applique la Shari'a! Ceci est parce que le bienfait de la gouvernance par l’islam l’emporte sur tout défaut que l’on pourrait prêter au dirigeant.

Pour toutes ces raisons, Sheikh Youssouf, je suggère que nous laissons pour le moment ce débat sur la démocratie, sous queleque forme que ce soit, en dehors du monde musulman. Car la question la plus urgente du moment, avec l'accord de tous les musulmans, est que la Shari'a soit appliquée aussi tôt que possible. C’est ce qui nous donnera nos droits légitimes, nos libertés et nos devoirs à travers lesquels nous pouvons rapidement résoudre les problèmes les plus importants auxquels les musulmans font face actuellement dans leurs vies tels que la rude pauvreté, qui fut une source principale de motivation pour les soulèvements. C’est la question d’importance primordiale pour nous aujourd’hui et non qui doit nous diriger. Ceci nous ferait élogner de notre plus grand but. Une fois que nous aurons rétabli la gouvernance islamique, puis, que les bouches seront nourries, que les opprimés seront libérés et que l’adoration dans le monde musulman soit exclusivement voué à Dieu, alors nous aurons le temps de discuter du processus d’élection du second Khalifah au sein de second État islamique (le premier État islamique étant celui établi par le Prophète صلى الله عليه وسلم).

Idries de Vries est un économiste qui écrit sur l’économie et la géopolitique pour divers publications. En tant que professionnel du management, il a vécu et travaillé en Europe, en Amérique et en Asie.

[1] www.onislam.net/english/ask-the-scholar/shariah-based-systems/imamate-and-political-systems/174305-shura-and-democracy.html?Political_Systems
[ii] Sourate Yousouf 12, verset 40
[iii] Sourate Al Kahf 18, verset 26
[iv] www.newcivilisation.com/home/international-affairs/anti-capitalism-rattles-the-world-making-sense-of-the-occupy-movement



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